samedi 24 octobre 2009

Autoportrait(s) de Gina Pane / Julia Hountou

Julia Hountou est pensionnaire en histoire de l’art à l’Académie de France à Rome - Villa Médicis pour une durée de douze mois, à compter d’avril 2009. Docteur en Histoire de l’art contemporain (qualifiée en 18ème et 22ème section), elle a travaillé sur Les Actions de Gina Pane de 1968 à 1981 dans le cadre de son doctorat soutenu à l’Université de Paris I - Panthéon - Sorbonne.

Elle fait ici l’analyse d’Autoportrait(s) (Paris, 1973), une action de Gina Pane exposée dans elles@centrepompidou.

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Gina Pane, qui est une des principales représentantes de l’art corporel en France dans les années 70, soulève à travers son œuvre des problèmes fondamentaux de l’art et de la vie (revendication de la matérialité du corps, engagement social, critique de l’œuvre esthétisante…) qui font partie d’une réflexion artistique des plus actuelles. Cette artiste d’origine italienne est née le 24 mai 1939, à Biarritz et décédée le 5 mars 1990, à Paris.

La période de protestation (mai 68, révoltes étudiantes, féministes, manifestations contre la guerre du Viêt-nam…) dans laquelle l’œuvre de Gina Pane voit le jour, la marque profondément, puisqu’elle l’amène à prendre du recul par rapport à sa pratique traditionnelle (peinture, sculpture), et à faire appel aux ressources physiques pour montrer son engagement total, corps et âme, et incarner elle-même ses idées sans passer par le moindre intermédiaire : « J’ai compris que c’était précisément lui, mon corps, l’élément fondamental de mon concept. » Cette approche du corps se fait par l’intermédiaire de différents outils qu’elle manipule lors de ses performances (objets agressifs - verre, feu, épingles - ou agréables - jouets, fleurs), par le biais de la nourriture (le lait, élément maternel par excellence, la viande…), et surtout par celui de la blessure, toujours superficielle, avec une lame de rasoir.
La blessure correspond effectivement pour l’artiste au moyen de communication le plus direct, le plus immédiat, au moment le moins distant d’un corps à l’autre car ouvrir son corps, c’est toucher l’autre, aller vers lui. A travers la blessure, Gina Pane dénonce également toutes les situations d’agressions auxquelles nous sommes confrontés, le masochisme de l’être humain, le tabou de la mort… et dévoile aussi le corps, le montre dans sa vérité biologique. Plus précisément, l’incision d’où perlent des gouttes de sang renvoie au sexe féminin et au sang menstruel. « Pour moi qui suis une femme, la blessure exprime aussi mon sexe, elle exprime aussi la fente saignante de mon sexe. Cette blessure a le caractère du discours féminin. L’ouverture de mon corps implique aussi bien la douleur que le plaisir. »
Bien que Gina Pane ne soit pas une fervente féministe, elle vit son art comme un combat en luttant contre tous types d’injustices et revendique pour les femmes une place à part entière dans la société. “Autoportrait(s) “(11 janvier 1973, Galerie Stadler, Paris), exposé dans elles@centrepompidou, témoigne de cette lutte.

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L’action Autoportrait(s) (11 janvier 1973, Galerie Stadler, Paris) est une configuration d’identités plurielles : la femme et l’artiste. Gina Pane dit en effet : « Autoportrait(s), cela veut dire quoi, cela veut dire moi en tant que femme et moi en tant qu’artiste - d’où le pluriel. Alors, dans cette action, j’ai employé tous les outils qui m’ont servi dans les pratiques antérieures de peintre et de sculpteur, mais aussi mes tampons menstruels, qui représentent les outils de l’utilisation de mon corps. »

D’une part, Gina Pane se définit dans une volonté créatrice, en tant qu’artiste et entend vivre, exister, penser comme les créateurs masculins l’ont toujours fait. Elle met en relief l’évolution du rôle de la femme : auparavant passive (la muse, l’égérie, l’inspiratrice, le modèle), celle-ci participe aujourd’hui pleinement et de plus en plus à la pratique artistique. La femme est devenue artiste à part entière.

D’autre part, en exposant ses cotons menstruels, œuvre intitulée “Une semaine de mon sang menstruel”, Gina Pane affirme une position essentialiste en montrant sa réalité, sa singularité de femme aux virtualités d’enfantement. Le sang exposé par Gina Pane renvoie à la dimension organique, biologique de la femme, mais aussi, plus largement à celle de l’Homme en général. Elle démantèle ainsi le tabou du corps en insistant sur la dimension biologique de l’Homme, constitué avant tout d’un corps de chair et de sang.
L’action se compose de trois phases consécutives (La mise en condition, La contraction, Le rejet) qui établissent un parallèle avec un accouchement et annoncent une des problématiques principales de l’œuvre : la condition de la femme (féminité et maternité). Les titres suggèrent aussi que toute création équivaut à un enfantement.
Dans la « mise en condition », allongée sur une structure métallique au-dessus de bougies allumées, résistant à la douleur jusqu’aux limites du supportable, Gina Pane essaie de repousser les limites de son corps ainsi que les déterminismes sociaux, et dénonce la souffrance endurée par la femme soumise.

Dans la seconde phase, l’artiste dos au public et face à un mur sur lequel est fixé un microphone, à la hauteur de sa bouche, s’entaille l’intérieur de la lèvre inférieure et s’incise le pourtour des ongles avec une lame de rasoir, pendant que des diapositives de mains féminines se passant du vernis couleur sang sont projetées. Gina Pane dénonce ainsi la condition de la femme-objet qui refuse de vieillir. Elle soulève le problème de « l’esthétisme chez chaque personne » du narcissisme, reprochant « aux femmes de rester des objets esthétiques dans la société », « sans essayer de dépasser leur image » . Elle déplore ainsi l’artificiel, le superficiel, autant de choses qui s’opposent au naturel, à la vérité biologique du sang qui demeure présent par contraste avec les cotons menstruels. Par ailleurs, grâce à la caméra-woman qui fixe le visage des femmes se voyant sur un écran vidéo, l’artiste les contraint à un face-à-face avec elles-mêmes afin qu’elles parviennent à s’assumer, à développer une conscience plus aiguë de leurs potentialités et à reconquérir la place qui leur revient au sein de la société . Dans Le lait chaud (31 mai 1972, chez M. & Mme Boutan, Paris), Gina Pane posait déjà le problème en s’incisant légèrement la joue gauche tandis que la caméra filmait également les visages féminins. Elle l’appréhendera à nouveau en s’entaillant les arcades sourcilières devant un miroir dans Psyché (Essai) (24 janvier 1974, Galerie Stadler, Paris) et en projetant une brûlure sur le visage du public par un système de miroirs dans Le corps pressenti (2 mars 1975, Galerie Krizinger, Innsbruck). Enfin, le microphone qui ne transmet aucun son, est là en tant que média social inapte à retranscrire « la souffrance de la femme ». Gina Pane relève ainsi le poids immense des handicaps sociaux et culturels, la permanence des préjugés et des idées reçues consacrés à justifier la prétendue infériorité féminine.
Finalement, dans le rejet, en se gargarisant avec du lait - nourriture maternelle par excellence - qui se mêle au sang de la blessure de la lèvre puis que l’artiste régurgite ensuite, Gina Pane évoque en mêlant le lait et le sang cette spécificité féminine et maternelle et de façon plus générale, l’intérieur du corps, la dimension biologique de l’homme.
Elle essaie ainsi d’extérioriser et de bousculer les apparences : « Les signes : lait-fente saignante (interne de corps de femme et ses puissances) opèrent la distorsion de l’apparence, recouvrant le dedans par le dehors et le dehors par le dedans - cohésion de soi avec soi - autrement dit l’invagination du visible.

Si l’œuvre de Gina Pane s’avère issue d’un moteur biographique, elle se définit au fur et à mesure comme une recherche humaniste. Le corps de l’artiste, de la femme actualisent devant le public le corps de chaque femme et plus largement de chaque individu, indépendamment de son sexe, de son âge, de sa nationalité, de sa situation sociale. L’observation de l’action permet aux spectateurs d’interroger leurs propres comportements et d’effectuer ainsi un travail de fond sur eux.
En utilisant son propre corps, l’œuvre de Gina Pane devient par là-même éphémère et nécessite impérativement une mémoire photographique et vidéo. L’artiste conserve les traces de ses actions par le travail de reportage photographique confié systématiquement à Françoise Masson, sa photographe attitrée. Et, grâce à l’apparition des premières caméras portables, elles sont parfois gardées par l’enregistrement vidéo. Gina Pane est d’ailleurs pionnière en France dans l’utilisation de cette dernière technique.

Lien : http://elles.centrepompidou.fr/blog/?p=252

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